“La sécurité sociale est la base de la démocratie”

Interview

Réginald Moreels et Uzziel Twagilimana connaissent la fragilité de la protection sociale dans les zones de conflit

“La sécurité sociale est la base de la démocratie”

Simon Bellens

24 janvier 202511 Min de lecture

Alors qu’en Belgique, la sécurité sociale a fêté son 80ième anniversaire fin décembre, ailleurs dans le monde, elle n'en est qu'à ses balbutiements. Comment construire une protection sociale et des soins de santé là où cela ne va pas de soi ?

Le roi Philippe a nommé Réginald Moreels Commandeur de l'Ordre de la Couronne en novembre dernier pour ses actions humanitaires dans les zones de conflit. Dans la ville de taille moyenne de Beni, à l'est du Congo, il a récemment mis en place un hôpital d'urgence. Il y retournera prochainement. Alors que les armées rebelles, menées entre autres par le Rwanda, s'y déchaînent et se disputent les matières premières qui servent à fabriquer nos batteries, nos panneaux solaires ou nos smartphones, Réginald Moreels veut y construire un "système minimum de soins de santé".

"Il faut oser aller partout", dit-il. "Surtout là où les autres organisations et institutions internationales restent à l'écart. Je pense qu'il est possible de mettre en place une opération durable même dans une zone de conflit. Le fait que nous ne puissions pas aider tout le monde est trop souvent un slogan pour ne rien faire du tout."

Réginald Moreels

a cofondé la branche belge de Médecins Sans Frontières et a travaillé comme chirurgien dans plusieurs zones de guerre, notamment dans l'est du Congo. Pour le CD&V, il a été ministre de la coopération au développement à la fin des années 1990.

Uzziel Twagilimana

a fui le Rwanda pendant les horreurs et le génocide de 1994 et est aujourd'hui directeur adjoint de WSM, où il supervise les programmes de coopération internationale. Auparavant, il était coordinateur de la collaboration avec les partenaires en Afrique de l'Ouest.

Cela met en évidence la précarité des soins de santé et de la sécurité sociale dans de nombreux pays du Sud, déclare Uzziel Twagilimana, qui travaille pour WSM avec des partenaires mondiaux sur la protection sociale. "Dans des pays comme la République démocratique du Congo, près de neuf personnes sur dix travaillent dans l'économie informelle, sans contrat de travail ni de statut. Elles ne bénéficient d'aucune protection en cas de maladie ou de perte de revenus."

MOREELS: "Notre sécurité sociale est la meilleure du monde, et son financement provient essentiellement des cotisations des travailleurs. Sans formalisation de l'économie, je ne pense pas que l'on puisse avoir une sécurité sociale. Or, la sécurité sociale est la base d'une démocratie. C'est pourquoi pour moi, les États-Unis ne sont plus une démocratie."

La population congolaise a peu confiance dans le gouvernement après des générations de corruption et de conflits.

TWAGILIMANA: "Heureusement, il existe une riche société civile de mouvements sociaux qui tentent de fournir des soins de santé de base. Grâce à des contributions volontaires, les membres adhèrent par exemple à des mutuelles de santé locales. Mais cela ne suffit pas à assurer tout le monde. Au Congo, à peine 1,8 % de la population est ainsi assurée. Il vaut mieux que le gouvernement soutienne la société civile, comme au Sénégal, où le gouvernement complète les cotisations des membres pour que les mutuelles de santé puissent offrir plus de protection." 

MOREELS: "A mon avis, il y a peu de solidarité sociétale au Congo, alors que la solidarité avec la famille et sa propre communauté est très forte. On ne peut résoudre ce problème qu'avec un système de cotisations obligatoires. Mais aujourd'hui, c'est impossible. Dans un pays où il y a tant de corruption, pourquoi les gens croiraient-ils que leurs cotisations profitent à la sécurité sociale de tous ? Les gens n’y croient plus du tout aux autorités. Ils ne comptent sur personne, mais s'unissent dans de petites organisations, souvent temporaires. C'est ce que j'appelle une démocratie populaire."

"Sans dialogue social, il n'y a pas de système durable et démocratique."
Uzziel Twagilimana

TWAGILIMANA: "L'assurance maladie universelle à cotisations obligatoires devrait toujours reconnaître la dynamique des mouvements sociaux dans le pays et les impliquer dans la gestion de la sécurité sociale. Pourquoi la sécurité sociale fonctionne-t-elle bien en Belgique ? Parce qu'à un moment donné, d'autres acteurs que les citoyens ordinaires ont commencé à contribuer au financement de l'assurance solidaire, à savoir le gouvernement et les employeurs. Sans dialogue social, il n'y a pas de système durable et démocratique. Au Rwanda, le président Kagame a imposé une assurance maladie universelle avec des cotisations obligatoires, du haut vers le bas, sans consultation des partenaires sociaux. Qu'en restera-t-il quand son régime s'effondra ?"

Kagama fait son chemin

Grâce à ses richesses naturelles, le Congo pourrait financer une sécurité sociale généreuse pour l'ensemble de sa population, estime M. Moreels. Le Congo est plus riche que toute l'Europe occidentale. Mais il est rongé par la guerre et la corruption. Ce sont les deux plus grands obstacles au développement d’une société. Je ne parle pas de la petite corruption des gens ordinaires, qui est presque une forme de justice sociale dans un pays corrompu, mais de personnes qui s'enrichissent sur le dos de la société. C'est ainsi que la corruption se propage dans une société comme un cancer avec des millions de métastases."

TWAGILIMANA: "L'une des conséquences est que les installations et les équipements de santé sont insuffisants dans de nombreux pays. Il y a trop peu de soins de santé de qualité suffisante. De plus, le Congo ne dispose pas d'un cadre réglementaire pour réguler les prix. Le même traitement coûte 2 000 dollars dans un hôpital et 500 dollars dans un autre."

MOREELS: "Au Congo, certaines personnes paient jusqu'à 2 500 dollars pour une césarienne, alors qu'il s'agit d'une opération qui dans les faits ne coûte rien. Lorsque la qualité des soins est insuffisante et que les remboursements sont limités, il va de soi qu'il est difficile de motiver les gens à cotiser à l'assurance solidaire."

TWAGILIMANA: "Culturellement, il y a parfois l'idée que l'on attire la maladie en s'assurant contre elle. Nous travaillons beaucoup avec les leaders sociaux et religieux pour sensibiliser et améliorer l'éducation médicale. Nous travaillons avec de nombreux partenaires qui s'engagent fortement dans cette voie. Il s'agit également de sensibiliser les gens aux risques sanitaires de manière préventive. L'impact de la pollution écologique, des mauvaises conditions de travail ou d'une alimentation malsaine sur la santé est énorme".

MOREELS: "Je passe aujourd'hui pour quelqu'un de la gauche radicale quand je le dis, mais la lutte pour les soins de santé est avant tout une lutte pour des conditions de travail équitables, une lutte aussi vieille que le père Daens".

Qu'attendez-vous de la communauté internationale ?

MOREELS: "Le travail local, comme à Beni, a l'impact le plus direct, mais il ne suffit pas à renverser les régimes corrompus. 70 % des matières premières de nos smartphones ou de nos batteries proviennent de l'est du Congo, mais les conditions de travail y sont exécrables, avec beaucoup de travail des enfants. Pourtant, le Rwanda exporte la part du lion, alors que ce pays n'a pratiquement pas de matières premières lui-même. Curieux, non ? Le monde laisse faire Kagame, car trop de parties profitent du système actuel".

TWAGILIMANA: "L'Europe dispose désormais d'une directive sur le devoir de diligence qui oblige les grandes entreprises à respecter les droits de l'homme et les normes environnementales tout au long de la chaîne de production. Tous les travailleurs des secteurs vulnérables, tels que l'industrie minière, devraient en bénéficier à terme. Mais pour briser structurellement la dynamique actuelle, la communauté internationale doit travailler avec la société civile. La Banque mondiale et le FMI négligent trop souvent cet aspect. Ils s'adressent aux gouvernements, alors que ceux-ci sont souvent les foyers de la corruption".

"La solidarité est notre pain quotidien, nous en avons besoin pour vivre."
Réginald Moreels

MOREELS: "Je dénonce la lâcheté de la communauté internationale dans les conflits majeurs de notre temps. A Gaza, plus de 60 000 personnes pourraient être mortes depuis octobre 2023, principalement des civils et des enfants. Dans l'est du Congo, sept millions de personnes ont déjà été tuées. Les structures internationales actuelles, telles que le Conseil de sécurité des Nations unies, sont défaillantes. Nous avons besoin d’une coalition of the willing  qui veut promouvoir les droits de l'homme, quoiqu’en dise la communauté internationale".

La coopération au développement a-t-elle encore un rôle à jouer ?

MOREELS: "Je préfère parler de coopération internationale, parce que les sociétés n'ont pas un développement univoque. Une grande partie de la coopération internationale repose encore sur des prémisses paternalistes et néocoloniales. Nous exportons beaucoup de mots, mais peu d'actes . "

TWAGILIMANA: "Il y a une relation inégale ; c’est un fait. L'un des partenaires dispose des ressources, l'autre en a besoin. Cela encourage l'exploitation. Pourtant, il est possible d'apprendre les uns des autres en tant que partenaires égaux. Chaque environnement et chaque communauté requièrent une méthode de travail qui leur est propre. Nous disons souvent qu'il faut s'adapter à un gouvernement, mais dans les régimes dictatoriaux, il faut avant tout soutenir la société civile. La coopération internationale n'est efficace que si elle renforce les acteurs locaux. Pas en coopérant avec des régimes corrompus".

MOREELS: "Pour cela, il faut faire confiance à ses partenaires. Chez nous, c'est souvent l'inverse. Notre coopération internationale part de la méfiance et veut tout contrôler. En tant que ministre, j'ai essayé de travailler sur la base de la confiance, mais si vous trahissez ma confiance, je peux être impitoyable.

Les négociateurs fédéraux veulent faire des économies en réduisant de moitié le budget de la coopération au développement.

TWAGILIMANA: "Si la Belgique fait cela, elle se rendra invisible sur la scène mondiale. Nous ne donnons déjà que la moitié de ce que nous avons convenu au niveau international en matière de coopération au développement. La sécurité sociale que nous avons en Belgique vaut la peine d'être défendue dans d'autres parties du monde. Je ne veux pas dire par là que nous devrions exporter notre modèle, car chaque pays est différent, mais beaucoup de pays pourraient s'inspirer du modèle belge.

MOREELS: "L'échange culturel et la découverte de l'autre sont si précieux et essentiels. Les parties  droites veulent briser les solidarités nationales et internationales. Ce repli sur soi égocentrique n'est pas éthique. Par ailleurs, la régionalisation de la coopération au développement n’a aucun sens. Les régions n’ ont aucune expérience dans la matière ."

Vous avez dit tout à l'heure que la Belgique avait la meilleure sécurité sociale du monde. Pourtant, les partis de droite se plaignent de son coût.

MOREELS: "En vrai, c’est honteux. La solidarité est notre pain quotidien, nous en avons besoin pour vivre. Dans une société individualiste comme la nôtre, une grande partie des gens surfent sur une vague d'indifférence. Je pense que c'est l'un des pires péchés".

Cet entretien a été publié sous une forme différente dans les magazines Visie et Gids op Maatschappelijk Gebied.